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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Comme leurs traits sont grossiers, ignobles, sans finesse, sans élégance ! quelles lignes heurtées et disgracieuses ! quelle peau dure, noire et sillonnée ! — Les uns sont hâlés comme des pendus de six mois, hâves, osseux, poilus, avec des cordes à violon sur les mains, de grands pieds à pont-levis, une sale moustache toujours pleine de victuaille et retroussée en croc sur les oreilles, les cheveux rudes comme des crins de balai, un menton terminé en hure de sanglier, des lèvres gercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux entourés de quatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues, de gros muscles et de cartilages saillants. — Les autres sont matelassés de viande rouge, et poussent devant eux un ventre cerclé à grand’peine par leur ceinturon ; ils ouvrent en clignotant leur petit œil vert de mer enflammé de luxure, et ressemblent plutôt à des hippopotames en culotte qu’à des créatures humaines. Cela sent toujours le vin, ou l’eau-de-vie, ou le tabac, ou son odeur naturelle, qui est bien la pire de toutes. — Quant à ceux dont la forme est un peu moins dégoûtante, ils ressemblent à des femmes mal réussies. — Voilà tout.

Je n’avais pas remarqué tout cela. J’étais dans la vie comme dans un nuage, et mes pieds touchaient à peine la terre. — L’odeur des roses et des lilas du printemps me portait à la tête comme un parfum trop fort. Je ne rêvais que héros accomplis, amants fidèles et respectueux, flammes dignes de l’autel, dévoûments et sacrifices merveilleux, et j’aurais cru trouver tout cela dans le premier gredin qui m’aurait dit bonjour. — Cependant ce premier et grossier enivrement ne dura guère ; d’étranges soupçons me prirent, et je n’eus pas de repos que je ne les eusse éclaircis.

Dans les premiers temps, l’horreur que j’avais pour