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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

du jeune Werther, et cependant n’ont jamais mis le pied hors de Paris, et ne distingueraient pas un chou d’avec une betterave. — Si c’est l’hiver, ils vous diront les agréments du foyer domestique, et le feu qui pétille et les chenets, et les pantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil ; ils ne manqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle :

Quam juvat immites ventos audire cubantem :


moyennant quoi ils se donneront une petite tournure à la fois désillusionnée et naïve la plus charmante du monde. Ils se poseront en hommes sur qui l’œuvre des hommes ne peut plus rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids et aussi secs que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crient cependant, comme J.-J. Rousseau : Voilà la pervenche ! Ceux-là professent une antipathie féroce pour les colonels du Gymnase, les oncles d’Amérique, les cousins, les cousines, les vieux grognards sensibles, les veuves romanesques, et tâchent de nous guérir du vaudeville en prouvant chaque jour, par leurs feuilletons, que tous les Français ne sont pas nés malins. — En vérité, nous ne trouvons pas grand mal à cela, bien au contraire, et nous nous plaisons à reconnaître que l’extinction du vaudeville ou de l’opéra-comique en France (genre national) serait un des plus grands bienfaits du ciel. — Mais je voudrais bien savoir quelle espèce de littérature ces messieurs laisseraient s’établir à la place de celle-là. Il est vrai que ce ne pourrait être pis.

D’autres prêchent contre le faux goût et traduisent Sénèque le tragique. Dernièrement, et pour clore la marche, il s’est formé un nouveau bataillon de critiques d’une espèce non encore vue.

Leur formule d’appréciation est la plus commode, la plus extensible, la plus malléable, la plus péremptoire, la plus superlative et la plus triomphante qu’un critique ait jamais pu imaginer. Zoïle n’y eût certainement pas perdu.

Jusqu’ici, lorsqu’on avait voulu déprécier un ouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux de l’abonné patriarcal et naïf, on avait fait des citations fausses ou perfidement isolées ; on avait tronqué des phrases et mutilé des vers, de façon que l’auteur lui-même se fût trouvé le plus ridicule du monde ; on lui avait intenté des plagiats imaginaires ; on rapprochait