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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

hasard, j’eusse été fort malheureuse : j’aime les chevaux, l’escrime, tous les exercices violents, je me plais à grimper et à courir çà et là comme un jeune garçon ; il m’ennuie de me tenir assise les deux pieds joints, les coudes collés au flanc, de baisser modestement les yeux, de parler d’une petite voix flûtée et mielleuse, et de faire passer dix millions de fois un bout de laine dans les trous d’un canevas ; — je n’aime pas à obéir le moins du monde, et le mot que je dis le plus souvent est : — Je veux. — Sous mon front poli et mes cheveux de soie remuent de fortes et viriles pensées ; toutes les précieuses niaiseries qui séduisent principalement les femmes ne m’ont jamais que médiocrement touchée, et, comme Achille déguisé en jeune fille, je laisserais volontiers le miroir pour une épée. — La seule chose qui me plaise des femmes, c’est leur beauté ; — malgré les inconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers à ma forme, quoique mal assortie à l’esprit qu’elle enveloppe.

C’était quelque chose de neuf et de piquant qu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort amusée, si elle n’avait pas été prise au sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mit à m’aimer avec une naïveté et une conscience admirables, de toute la force de sa belle et bonne âme, — de cet amour que les hommes ne comprennent pas et dont ils ne sauraient se faire même une lointaine idée, délicatement et ardemment, comme je souhaiterais d’être aimée, et comme j’aimerais, si je rencontrais la réalité de mon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles perles blanches et transparentes comme jamais les plongeurs n’en trouveront dans l’écrin de la mer ! quelles suaves haleines, quels doux soupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être recueillis par des lèvres amoureuses et pures !