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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

table, et je me suis enfui aussi troublé que si j’avais commis la plus abominable action du monde.


XII


Je t’ai promis la suite de mes aventures ; mais en vérité je suis si paresseuse à écrire, qu’il faut que je t’aime comme la prunelle de mon œil, et que je te sache plus curieuse qu’Ève ou Psyché, pour me mettre devant une table avec une grande feuille de papier toute blanche qu’il faut rendre toute noire, et un encrier plus profond que la mer, dont chaque goutte se doit tourner en pensées, ou du moins en quelque chose qui y ressemble, sans prendre la résolution subite de monter à cheval et de faire, à bride abattue, les quatre-vingts énormes lieues qui nous séparent, pour t’aller conter de vive voix ce que je vais t’aligner en pieds de mouche imperceptibles, afin de ne pas être effrayée moi-même du volume prodigieux de mon odyssée picaresque.

Quatre-vingts lieues ! songer qu’il y a tout cet espace entre moi et la personne que j’aime le mieux au monde ! — J’ai bien envie de déchirer ma lettre et de faire seller mon cheval. — Mais je n’y pensais plus, — avec l’habit que je porte, je ne pourrais approcher de toi, et reprendre la vie familière que nous menions ensemble lorsque nous étions petites filles bien naïves et bien innocentes : si jamais je reprends des jupes, ce sera assurément pour ce motif.

Je t’ai laissée, je crois, au départ de l’auberge où j’ai passé une si drôle de nuit et où ma vertu a pensé faire naufrage en sortant du port. — Nous partîmes tous ensemble, allant du même côté. — Mes compagnons s’extasièrent beaucoup sur la beauté de mon cheval, qui effectivement est de race et l’un des meilleurs cou-