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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

marcher sur la queue du carlin sans trop faire crier sa maîtresse, renverser les guéridons chargés de porcelaine, manger à table le meilleur morceau sans en laisser pour le reste de la compagnie : tout cela eût été excusé en faveur de la distraction bien connue des amoureux ; et, en me voyant ainsi tout avaler avec une mine effarée, tout le monde eût dit en joignant les mains : — Pauvre garçon !

Et puis cet air rêveur et dolent, ces cheveux en pleurs, ces bas mal tirés, cette cravate lâche, ces grands bras pendants que je vous aurais eus ! comme j’aurais parcouru les allées du parc, tantôt à grands pas, tantôt à petits pas, à la façon d’un homme dont la raison est complétement égarée ! Comme j’aurais regardé la lune entre les deux yeux, et fait des ronds dans l’eau avec une profonde tranquillité !

Mais les dieux en ont ordonné autrement.

Je me suis épris d’une beauté en pourpoint et en bottes, d’une fière Bradamante qui dédaigne les habits de son sexe, et qui vous laisse par moments flotter dans les plus inquiétantes perplexités ; — ses traits et son corps sont bien des traits et un corps de femme, mais son esprit est incontestablement celui d’un homme.

Ma maîtresse est de première force à l’épée, et en remontrerait au prévôt de salles le plus expérimenté ; elle a eu je ne sais combien de duels, et tué ou blessé trois ou quatre personnes ; elle franchit à cheval des fossés de dix pieds de large, et chasse comme un vieux gentillâtre de province : — singulières qualités pour une maîtresse ! il n’y a qu’à moi que ces choses-là arrivent.

Je ris, mais certainement il n’y a pas de quoi, car je n’ai jamais tant souffert, et ces deux derniers mois m’ont semblé deux années ou plutôt deux siècles. C’é-