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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

surprise et de curiosité. Ce qui me révoltait le plus, c’était de penser que je n’avais jamais aimé auparavant, et que c’était chez moi la première effervescence de jeunesse, la première pâquerette de mon printemps d’amour.

Cette monstruosité remplaçait pour moi les fraîches et pudiques illusions du bel âge ; mes rêves de tendresse si doucement caressés, le soir, à la lisière des bois, par les petits sentiers rougissants, ou le long des blanches terrasses de marbre, près de la pièce d’eau du parc, devaient donc se métamorphoser en ce sphinx perfide, au sourire douteux, à la voix ambiguë, et devant lequel je me tenais debout sans oser entreprendre d’expliquer l’énigme ! L’interpréter à faux eût causé ma mort ; car, hélas ! c’est le seul lien qui me rattache au monde ; quand il sera brisé, tout sera dit. Ôtez-moi cette étincelle, je serai plus morne et plus inanimé que la momie emprisonnée de bandelettes du plus antique pharaon.

Aux moments où je me sentais entraîné avec le plus de violence vers Théodore, je me rejetais avec effroi dans les bras de Rosette, quoiqu’elle me déplût infiniment ; je tâchais de l’interposer entre lui et moi comme une barrière et un bouclier, — et j’éprouvais une secrète satisfaction, lorsque j’étais couché auprès d’elle, à penser qu’au moins c’était une femme bien avérée, et que, si je ne l’aimais plus, j’en étais encore assez aimé pour que cette liaison ne dégénérât pas en intrigue et en débauche.

Cependant je sentais au fond de moi, à travers tout cela, une espèce de regret d’être ainsi infidèle à l’idée de ma passion impossible ; je m’en voulais comme d’une trahison, et, quoique je susse bien que je ne posséderais jamais l’objet de mon amour, j’étais mécontent de moi, et je reprenais avec Rosette ma froideur.