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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

plus pressé que d’entamer à la fois tous les genres, afin que, s’il leur survient quelques rivaux, ils puissent les accuser tout d’abord de plagiat et les arrêter dès leur premier pas dans la carrière ; c’est une tactique connue et qui, pour ne pas être nouvelle, n’en réussit pas moins tous les jours.

Il se peut qu’un homme déjà célèbre ait précisément le même genre de talent que vous auriez eu ; sous peine de passer pour son imitateur, vous êtes obligé de détourner votre inspiration naturelle et de la faire couler ailleurs. Vous étiez né pour souffler à pleine bouche dans le clairon héroïque, ou pour évoquer les pâles fantômes des temps qui ne sont plus ; il faut que vous promeniez vos doigts sur la flûte à sept trous, ou que vous fassiez des nœuds sur un sofa dans le fond de quelque boudoir, le tout parce que monsieur votre père ne s’est pas donné la peine de vous jeter en moule huit ou dix ans plus tôt, et que le monde ne conçoit pas que deux hommes cultivent le même champ.

C’est ainsi que beaucoup de nobles intelligences sont forcées de prendre sciemment une route qui n’est pas la leur, et de côtoyer continuellement leur propre domaine dont elles sont bannies, heureuses encore de jeter un coup d’œil à la dérobée par-dessus la haie, et de voir de l’autre côté s’épanouir au soleil les belles fleurs diaprées qu’elles possèdent en graines et ne peuvent semer faute de terrain.

Pour ce qui est de moi, à part le plus ou moins d’opportunité des circonstances, le plus ou moins d’air et de soleil, une porte qui est restée fermée et qui aurait dû être ouverte, une rencontre manquée, quelqu’un que j’aurais dû connaître et que je n’ai pas connu, je ne sais pas si je serais jamais parvenu à quelque chose.

Je n’ai pas le degré de stupidité nécessaire pour de-