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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

servation, et ses madones n’ont pas de plus gracieux sourires ; Buonarotti ne tord pas un muscle d’une façon plus fière et plus terrible ; le soleil de Venise brille sur cette toile comme si elle était signée Paulus Cagliari ; les ténèbres de Rembrandt lui-même s’entassent au fond de ce cadre où tremble dans le lointain une pâle étoile de lumière ; les tableaux qui sont dans la manière qui m’est propre ne seraient assurément dédaignés de qui que ce soit.

Je sais bien que j’ai l’air étrange à dire cela, et que je paraîtrai entêté de l’ivresse grossière du plus sot orgueil ; — mais cela est ainsi, et rien n’ébranlera ma conviction là-dessus. Personne sans doute ne la partagera ; qu’y faire ? Chacun naît marqué d’un sceau noir ou blanc. Apparemment le mien est noir.

J’ai même quelquefois peine à voiler suffisamment ma pensée à cet endroit ; il m’est arrivé souvent de parler trop familièrement de ces hauts génies dont on doit adorer la trace et contempler la statue de loin et à genoux. Une fois, je me suis oublié jusqu’à dire : Nous autres. — Heureusement c’était devant une personne qui n’y prit pas garde, sans quoi j’eusse infailliblement passé pour le plus énorme fat qui fut jamais.

— N’est-ce pas, Silvio, que je suis un poëte et un peintre ?

C’est une erreur de croire que tous les gens qui ont passé pour avoir du génie étaient réellement de plus grands hommes que d’autres. On ne sait pas combien les élèves et les peintres obscurs que Raphaël employait dans ses ouvrages ont contribué à sa réputation ; il a donné sa signature à l’esprit et aux talents de plusieurs, — voilà tout.

Un grand peintre, un grand écrivain occupent et remplissent à eux seuls tout un siècle : ils n’ont rien de