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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

vinité cachée dans son épaisseur. Alors je la poursuis au hasard et comme à tâtons ; je mords trop dans un endroit, je ne vais pas assez avant dans l’autre ; j’enlève ce qui devait être la jambe ou le bras, et je laisse une masse compacte où devait se trouver un vide ; au lieu d’une déesse, je fais un magot, quelquefois moins qu’un magot, et le magnifique bloc tiré à si grands frais et avec tant de labeur des entrailles de la terre, martelé, tailladé, fouillé en tous les sens, a plutôt l’air d’avoir été rongé et percé à jour par les polypes pour en faire une ruche, que façonné par un statuaire d’après un plan donné.

Comment fais-tu, Michel-Ange, pour couper le marbre par tranches, ainsi qu’un enfant qui sculpte un marron ? de quel acier étaient faits tes ciseaux invaincus ? et quels robustes flancs vous ont portés, vous tous, artistes féconds et travailleurs, à qui nulle matière ne résiste, et qui faites couler votre rêve tout entier dans la couleur et dans le bronze ?

C’est une vanité innocente et permise, en quelque sorte, après ce que je viens de dire de cruel sur mon compte, et ce n’est pas toi qui m’en blâmeras, ô Silvio ! — mais, quoique l’univers ne doive jamais en rien savoir, et que mon nom soit d’avance voué à l’oubli, je suis un poëte et un peintre ! — J’ai eu d’aussi belles idées que nul poëte du monde ; j’ai créé des types aussi purs, aussi divins que ce que l’on admire le plus dans les maîtres. — Je les vois là, devant moi, aussi nets, aussi distincts que s’ils étaient peints réellement, et, si je pouvais ouvrir un trou dans ma tête et y mettre un verre pour qu’on y regardât, ce serait la plus merveilleuse galerie de tableaux que l’on eût jamais vue. Aucun roi de la terre ne peut se vanter d’en posséder une pareille. — Il y a des Rubens aussi flamboyants, aussi allumés que les plus purs qui soient à Anvers ; mes Raphaëls sont de la plus belle con-