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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

a toujours deux ou trois sur le chemin du château à la ville, et, si cela continue, tous les chevaux deviendront poussifs.

Un directeur de théâtre n’a pas le temps d’être mélancolique, et je ne l’ai guère été depuis quelque temps. Je suis tellement assourdi et assommé que je commence à ne plus rien comprendre à la pièce. Comme c’est moi qui remplis le rôle de l’impresario outre mon rôle d’Orlando, ma besogne est double. Quand il se présente quelque difficulté, c’est à moi qu’on a recours, et mes décisions n’étant pas toujours écoutées comme des oracles, cela dégénère en des discussions interminables.

Si ce qu’on appelle vivre est d’être toujours sur ses jambes, de répondre à vingt personnes, de monter et de descendre des escaliers, de ne pas penser une minute dans une journée, je n’ai jamais tant vécu que cette semaine ; je ne prends pourtant pas autant de part à ce mouvement que l’on pourrait le croire. — L’agitation est très-peu profonde, et à quelques brasses on retrouverait l’eau morte et sans courant ; la vie ne me pénètre pas si facilement que cela ; et c’est même alors que le vis le moins, quoique j’aie l’air d’agir et de me mêler à ce qui se fait ; l’action m’hébète et me fatigue à un point dont on ne peut se faire une idée ; — quand je n’agis pas, je pense ou au moins je rêve, et c’est une façon d’existence ; — je ne l’ai plus dès que je sors de mon repos d’idole de porcelaine.

Jusqu’à présent, je n’ai rien fait, et j’ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter mon cerveau, ce qui est toute la différence de l’homme de talent à l’homme de génie ; c’est un bouillonnement sans fin, le flot pousse le flot ; je ne puis maîtriser cette espèce de jet intérieur qui monte de mon cœur à ma tête, et qui noie toutes