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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

mes veines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. — Mon cœur ne bat pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. — Mes douleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’ai violemment désiré ce que personne ne désire ; j’ai dédaigné des choses que l’on souhaite éperdument. — J’ai aimé des femmes quand elles ne m’aimaient pas, et j’ai été aimé quand j’aurais voulu être haï : toujours trop tôt ou trop tard, plus ou moins, en deçà ou au delà ; jamais ce qu’il aurait fallu ; ou je ne suis pas arrivé, ou j’ai été trop loin. — J’ai jeté ma vie par les fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excès sur un seul point, et de l’activité inquiète de l’ardélion, j’en suis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur sa colonne.

Ce que je fais a toujours l’apparence d’un rêve ; mes actions semblent plutôt le résultat du somnambulisme que celui d’une libre volonté ; quelque chose est en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation et toujours en dehors des lois communes ; le côté simple et naturel des choses ne se révèle à moi qu’après tous les autres, et je saisirai tout d’abord l’excentrique et le bizarre : pour peu que la ligne biaise, j’en ferai bientôt une spirale plus entortillée qu’un serpent ; les contours, s’ils ne sont pas arrêtés de la manière la plus précise, se troublent et se déforment. Les figures prennent un air surnaturel et vous regardent avec des yeux effrayants.

Aussi, par une espèce de réaction instinctive, je me suis toujours désespérément cramponné à la matière, à la silhouette extérieure des choses, et j’ai donné dans l’art une très-grande place à la plastique. — Je comprends parfaitement une statue, je ne comprends pas un homme ; où la vie commence, je m’arrête et recule effrayé comme si j’avais vu la tête de Méduse. Le phé-