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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

jusqu’au bout : cela me donna le temps de la réflexion ; et, pendant que je dégageais mon bras, le sens que j’avais totalement perdu me revint, sinon entièrement, du moins assez pour me contenir.

N’eût-il pas été fort curieux qu’une belle dédaigneuse comme je l’étais, que moi, qui aurais voulu connaître dix ans de la vie d’un homme avant de lui donner ma main à baiser, je me fusse livrée, dans une auberge, sur un grabat, au premier venu ! et, ma foi, cela n’a pas tenu à grand’chose.

Une effervescence subite, un bouillon de sang peut-il à ce point mater les résolutions les plus superbes ? et la voix du corps parle-t-elle plus haut que la voix de l’esprit ? — Toutes les fois que mon orgueil envoie trop de bouffées vers le ciel, pour le ramener à terre, je lui mets le souvenir de cette nuit devant les yeux. — Je commence à être de l’avis des hommes : quelle pauvre chose que la vertu des femmes ! et de quoi dépend-elle, mon Dieu !

Ah ! c’est en vain que l’on veut déployer des ailes, trop de limon les charge ; le corps est une ancre qui retient l’âme à la terre : elle a beau ouvrir ses voiles au vent des plus hautes idées, le vaisseau reste immobile, comme si tous les rémoras de l’Océan se fussent suspendus à sa quille. La nature se plaît à nous faire de ces sarcasmes-là. Quand elle voit une pensée debout sur son orgueil comme sur une haute colonne toucher presque le ciel de la tête, elle dit tout bas à la liqueur rouge de hâter le pas et de se presser à la porte des artères ; elle commande aux tempes de siffler, aux oreilles de tinter, et voilà que le vertige prend à l’idée altière : toutes les images se confondent et se brouillent, la terre semble onduler comme le pont d’une barque dans la tempête, le ciel tourne en rond et les étoiles