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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

et valant au moins autant que tous ceux de leur espèce.

Celui dont je devais partager le lit était raisonnablement ivre. Il se jeta sur les matelas une jambe et un bras pendants à terre, et s’endormit sur-le-champ, non pas du sommeil des justes, mais d’un sommeil si profond, que l’ange du jugement dernier s’en fût venu lui souffler à l’oreille avec son clairon qu’il ne se serait pas éveillé pour cela. — Ce sommeil simplifiait de beaucoup la difficulté ; je n’ôtai que mon pourpoint et mes bottes, j’enjambai le corps du dormeur, et je m’étendis sur les draps du côté de la ruelle.

J’étais donc couchée avec un homme ! Cela n’était pas mal débuter ! — J’avoue que, malgré toute mon assurance, j’étais singulièrement émue et troublée. La situation était si étrange, si nouvelle que je pouvais à peine admettre que ce ne fût pas un rêve. — L’autre dormait de son mieux, moi, je ne pus fermer l’œil de la nuit.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ans à peu près, d’une assez belle figure, les cils noirs et la moustache presque blonde ; ses longs cheveux roulaient autour de sa tête comme des flots de l’urne renversée d’un fleuve, une légère rougeur passait sous ses joues pâles comme un nuage sous l’eau, ses lèvres étaient à demi entr’ouvertes et souriaient d’un sourire vague et languissant.

Je me soulevai sur mon coude, et je restai longtemps à le regarder à la vacillante lueur d’une chandelle dont presque tout le suif avait coulé par larges nappes, et dont la mèche était toute chargée de noirs champignons.

Un intervalle assez grand nous séparait. Il occupait un bord extrême du lit ; moi, je m’étais jetée, par surcroît de précaution, tout à fait à l’autre bord.

Assurément ce que j’avais entendu n’était pas de na-