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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

soupçonnait pas ; de s’apercevoir que ce qui vous avait paru si beau à travers le prisme de l’amour est réellement fort laid, et que ce qu’on avait pris pour un vrai héros de roman n’est, au bout du compte, qu’un bourgeois prosaïque qui met des pantoufles et une robe de chambre !

Je n’ai pas le pouvoir de Cléopâtre, et, si je le possédais, je n’aurais pas assurément la force de m’en servir. Aussi, ne pouvant ni ne voulant faire couper la tête à mes amants au sortir de mon lit, et n’étant pas non plus d’humeur à supporter ce que les autres femmes supportent, il faut que j’y regarde à deux fois avant d’en prendre un ; c’est ce que je ferai plutôt trois fois que deux, si l’envie m’en prend, ce dont je doute fort, après ce que j’ai vu et entendu ; à moins cependant que je ne rencontre dans quelque bienheureuse contrée inconnue un cœur pareil au mien, comme disent les romans, — un cœur vierge et pur qui n’eût jamais aimé et qui en fût capable, dans le vrai sens du mot ; ce qui n’est pas, à beaucoup près, une chose facile.

Plusieurs cavaliers entrèrent dans l’auberge ; l’orage et la nuit les avaient empêchés de continuer leur route. — Ils étaient tous jeunes, et le plus âgé n’avait assurément pas plus de trente ans : leurs vêtements annonçaient qu’ils appartenaient à la classe supérieure, et, à défaut de leurs vêtements, la facilité insolente de leurs manières l’eût fait assez comprendre. Il y en avait un ou deux qui avaient des figures intéressantes ; les autres avaient tous, à un degré plus ou moins fort, cette espèce de jovialité brutale et d’insouciante bonhomie que les hommes ont entre eux, et dont ils se dépouillent complétement lorsqu’ils sont en notre présence.

S’ils avaient pu se douter que ce jeune homme frêle