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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

dant sa nuit ? — Aucun, même de ceux qui sont réputés les plus purs.

J’avais envoyé mon cheval et mes vêtements à une petite métairie que j’ai à quelque distance de la ville. Je m’habillai, je montai en selle et je partis, non sans un singulier serrement de cœur. — Je ne regrettai rien, je ne laissai rien en arrière, ni parents, ni amis, pas un chien, pas un chat, et cependant j’étais triste, j’avais presque les larmes aux yeux ; cette ferme où je n’avais été que cinq ou six fois n’avait pour moi rien de particulier et de cher et ce n’était pas la complaisance que l’on prend à de certains endroits et qui vous attendrit lorsqu’il les faut quitter, mais je me retournai deux ou trois fois pour voir encore de loin monter entre les arbres sa vrille de fumée bleuâtre.

C’était là où, avec mes robes et mes jupes, j’avais laissé mon titre de femme ; dans la chambre où j’avais fait ma toilette étaient serrées vingt années de ma vie qui ne devaient plus compter et qui ne me regardaient plus. Sur la porte on eût pu écrire : — Ci-gît Madeleine de Maupin ; — car en effet je n’étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de Sérannes, — et personne ne devait plus m’appeler de ce doux nom de Madeleine.

Le tiroir où étaient renfermées mes robes, désormais inutiles, me parut comme le cercueil de mes blanches illusions ; — j’étais un homme, ou du moins j’en avais l’apparence : la jeune fille était morte.

Quand j’eus totalement perdu de vue la cime des châtaigniers qui entourent la métairie, il me sembla que je n’étais plus moi, mais un autre, et je me souvenais de mes actions anciennes comme des actions d’une personne étrangère auxquelles j’aurais assisté, ou comme du début d’un roman dont je n’aurais pas achevé la lecture.