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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vie et la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nous épouserons. Leur existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que s’ils étaient des habitants de Saturne ou de quelque autre planète à cent millions de lieues de notre boule sublunaire : on dirait qu’ils sont d’une autre espèce, et il n’y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes ; — les vertus de l’un font les vices de l’autre, et ce qui fait admirer l’homme fait honnir la femme.

Nous autres, notre vie est claire et se peut pénétrer d’un regard. — Il est facile de nous suivre de la maison au pensionnat, du pensionnat à la maison ; — ce que nous faisons n’est un mystère pour personne ; chacun peut voir nos mauvais dessins à l’estompe, nos bouquets à l’aquarelle composés d’une pensée et d’une rose grosse comme un chou, et galamment noués par la queue avec un ruban de couleur tendre : les pantoufles que nous brodons pour la fête de nos pères ou de nos grands-pères n’ont rien en soi de bien occulte et de bien inquiétant. — Nos sonates et nos romances sont exécutées avec la plus désirable froideur. Nous sommes bien et dûment cousues à la jupe de nos mères, et, à neuf ou dix heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits tout blancs, au fond de nos cellules proprettes et discrètes, où nous sommes vertueusement verrouillées et cadenassées jusqu’au lendemain matin. La susceptibilité la plus éveillée et la plus jalouse ne trouverait rien à cela.

Le cristal le plus limpide n’a pas la transparence d’une pareille vie.

Celui qui nous prend sait ce que nous avons fait à partir de la minute où nous avons été sevrées et même avant, s’il veut pousser ses recherches jusque-là. —