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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

était de ma taille, mais plus svelte et plus fort ; sa tournure ressemblait à la mienne, mais avec une élégance et une noblesse que je n’ai pas. Ses yeux n’étaient pas d’une couleur autre que mes propres yeux, mais ils avaient un regard et un éclat que les miens n’auront jamais. Son nez avait été jeté au même moule que le mien, seulement il semblait avoir été retouché par le ciseau d’un statuaire habile ; les narines en étaient plus ouvertes et plus passionnées, les méplats plus nettement accusés, et il avait quelque chose d’héroïque dont cette respectable partie de mon individu est totalement dénuée : on eût dit que la nature se fût essayée en ma personne à faire ce moi-même perfectionné. — J’avais l’air d’être le brouillon raturé et informe de la pensée dont il était la copie en belle écriture moulée. Quand je le voyais marcher, s’arrêter, saluer les dames, s’asseoir et se coucher avec cette grâce parfaite qui résulte de la beauté des proportions, il me prenait des tristesses et des jalousies affreuses, et telles qu’en doit ressentir le modèle de terre glaise qui se sèche et se fendille obscurément dans un coin de l’atelier, tandis que l’orgueilleuse statue de marbre, qui sans lui n’existerait pas, se dresse fièrement sur son socle sculpté et attire l’attention et les éloges des visiteurs. Car enfin ce drôle, ce n’est que moi un peu mieux réussi et coulé avec un bronze moins rebelle et qui s’est insinué plus exactement dans les creux du moule. Je le trouve bien hardi de se pavaner ainsi avec ma forme et de faire l’insolent comme s’il était un type original : il n’est, au bout du compte, que mon plagiaire, car je suis né avant lui, et sans moi la nature n’eût point eu l’idée de le faire ainsi. — Quand les femmes louaient ses bonnes façons et les agréments de sa personne, j’avais toutes les envies du monde de me lever et de leur dire : Sottes