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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

avons passées ensemble ! quelles causeries sans fin et toujours trop tôt terminées ! que de choses nous nous sommes dites, que l’on ne s’est jamais dites ! — Nous avions au cœur l’un pour l’autre cette fenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de l’homme. — Que j’étais fier d’être ton ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou, toi si raisonnable !

Ce que je sens pour ce jeune homme est vraiment incroyable ; jamais aucune femme ne m’a troublé aussi singulièrement. Le son de sa voix si argentin et si clair me donne sur les nerfs et m’agite d’une manière étrange ; mon âme se suspend à ses lèvres, comme une abeille à une fleur, pour y boire le miel de ses paroles. — Je ne puis l’effleurer en passant sans frissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au moment de nous quitter il me tend son adorable main si douce et si satinée, toute ma vie se porte à la place qu’il a touchée, et une heure après je sens encore la pression de ses doigts.

Ce matin, je l’ai regardé très-longtemps sans qu’il me vît. — J’étais caché derrière mon rideau. — Lui était à sa fenêtre, qui est précisément en face de la mienne. — Cette partie du château a été bâtie à la fin du règne de Henri IV ; elle est moitié briques, moitié moellons, selon l’usage du temps ; la fenêtre est longue, étroite, avec un linteau et un balcon de pierre. — Théodore, — car tu as déjà sans doute deviné que c’est lui dont il s’agit, — était accoudé mélancoliquement sur la rampe et paraissait rêver profondément. — Une draperie de damas rouge à grandes fleurs, à demi relevée, tombait à larges plis derrière lui et lui servait de fond. — Qu’il était beau, et que sa tête brune et pâle ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre ! Deux grosses touffes de cheveux, noires, lustrées, pa-