Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.
205
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

me semble que ma raison s’en va, et où le sentiment de mon existence m’abandonne tout à fait. Longtemps je n’ai pu croire à ce qui était ; je me suis écouté et observé attentivement. J’ai tâché de démêler cet écheveau confus qui s’enchevêtrait dans mon âme. Enfin, à travers tous les voiles dont elle s’enveloppait, j’ai découvert l’affreuse vérité… Silvio, j’aime… Oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire… j’aime un homme !


IX


Cela est ainsi. — J’aime un homme, Silvio. — J’ai cherché longtemps à me faire illusion ; j’ai donné un nom différent au sentiment que j’éprouvais, je l’ai vêtu de l’habit d’une amitié pure et désintéressée ; j’ai cru que cela n’était que l’admiration que j’ai pour toutes les belles personnes et les belles choses ; je me suis promené plusieurs jours dans les sentiers perfides et riants qui errent autour de toute passion naissante ; mais je reconnais maintenant dans quelle profonde et terrible voie je me suis engagé. Il n’y a pas à se le cacher : je me suis bien examiné, j’ai pesé froidement toutes les circonstances ; je me suis rendu raison du plus mince détail ; j’ai fouillé mon âme dans tous les sens avec cette sûreté que donne l’habitude d’étudier sur soi-même ; je rougis d’y penser et de l’écrire ; mais la chose, hélas ! n’est que trop certaine, j’aime ce jeune homme, non d’amitié, mais d’amour ; — oui, d’amour.

Toi que j’ai tant aimé, ô Silvio, mon bon, mon seul camarade, tu ne m’as jamais rien fait éprouver de semblable, et cependant, s’il y eut jamais sous le ciel amitié étroite et vive, si jamais deux âmes, quoique différentes, se sont parfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deux âmes. Quelles heures ailées nous