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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

mordre les fibres détendues de mon cœur et les faire vibrer : — je vois couler les larmes de mes semblables du même œil que la pluie, à moins qu’elles ne soient d’une belle eau, et que la lumière ne s’y reflète d’une manière pittoresque et qu’elles ne coulent sur une belle joue. — Il n’y a guère plus que les animaux pour qui j’aie un faible reste de pitié. Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un domestique, et je ne supporterais pas patiemment qu’on en fît autant d’un cheval ou d’un chien en ma présence ; et pourtant je ne suis pas méchant, je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et n’en ferai probablement jamais ; mais cela tient plutôt à ma nonchalance et au mépris souverain que j’ai pour toutes les personnes qui me déplaisent, et qui ne me permet pas de m’en occuper, même pour leur nuire. — J’abhorre tout le monde en masse, et, parmi tout ce tas, j’en juge à peine un ou deux dignes d’être haïs spécialement. — Haïr quelqu’un, c’est s’en inquiéter autant que si on l’aimait ; — c’est le distinguer, l’isoler de la foule ; c’est être dans un état violent à cause de lui ; c’est y penser le jour et y rêver la nuit ; c’est mordre son oreiller et grincer des dents en songeant qu’il existe ; que fait-on de plus pour quelqu’un qu’on aime ? Les peines et les mouvements qu’on se donne pour perdre un ennemi, se les donnerait-on pour plaire à une maîtresse ? — J’en doute — pour haïr bien quelqu’un, il faut en aimer un autre. Toute grande haine sert de contre-poids à un grand amour : et qui pourrais-je haïr, moi qui n’aime rien ?

Ma haine est comme mon amour un sentiment confus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et qui ne le peut ; j’ai en moi un trésor de haine et d’amour dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve à les répandre l’un ou l’autre ou