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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

physique, quelle importance j’attache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible : — cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire à la beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. — J’ai perdu complétement la science du bien et du mal, et, à force de dépravation, je suis presque revenu à l’ignorance du sauvage et de l’enfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et les plus étranges actions ne m’étonnent que peu. — Ma conscience est une sourde et muette. L’adultère me paraît la chose la plus innocente du monde ; je trouve tout simple qu’une jeune fille se prostitue ; il me semble que je trahirais mes amis sans le moindre remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule de pousser du pied dans un précipice les gens qui me gênent, si je marchais sur le bord avec eux. — Je verrais de sang-froid les scènes les plus atroces, et il y a dans les souffrances et dans les malheurs de l’humanité quelque chose qui ne me déplaît pas. — J’éprouve à voir quelque calamité tomber sur le monde le même sentiment de volupté âcre et amère que l’on éprouve quand on se venge enfin d’une vieille insulte.

Ô monde, que m’as-tu fait pour que je te haïsse ainsi ? Qui m’a donc enfiellé de la sorte contre toi ? qu’attendais-je donc de toi pour te conserver tant de rancœur de m’avoir trompé ? à quelle haute espérance as-tu menti ? quelles ailes d’aiglon as-tu coupées ? — Quelles portes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nous deux a manqué à l’autre ?

Rien ne me touche, rien ne m’émeut ; — je ne sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, ces sublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête aux pieds. — Tout cela me paraît même quelque peu niais. — Aucun accent n’est assez profond pour