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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

quelqu’un change tout à coup de caractère, et sans raison apparente, cela est de mauvais augure ? Or, il est constaté, aux yeux de toutes les femmes qui ont pris la peine de vous aimer, que vous êtes habituellement on ne peut plus maussade, et il est non moins sûr que vous êtes on ne peut plus charmant en ce moment-ci et d’une amabilité tout à fait inexplicable. — Là, vraiment, je vous trouve pâle, mon pauvre d’Albert : donnez-moi le bras, que je vous tâte le pouls ; et elle lui releva la manche, et compta les pulsations avec une gravité comique. — Non… Vous êtes au mieux, et vous n’avez pas le plus léger symptôme de fièvre. Alors il faut que je sois furieusement jolie ce matin ! Allez donc me chercher mon miroir, que je voie jusqu’à quel point votre galanterie a tort ou raison.

D’Albert fut prendre un petit miroir qui était sur la toilette, et le posa sur le lit.

— Au fait, dit Rosette, vous n’avez pas tout à fait tort. Pourquoi ne faites-vous pas un sonnet sur mes yeux, monsieur le poëte ? — Vous n’avez aucune raison pour n’en pas faire. — Voyez donc, que je suis malheureuse ! avoir des yeux comme cela et un poëte comme ceci, et manquer de sonnets, comme si l’on était borgne et que l’on eût un porteur d’eau pour amant ! Vous ne m’aimez pas, monsieur ; vous ne m’avez pas même fait un sonnet acrostiche. — Et ma bouche, comment la trouvez-vous ? Je vous ai pourtant embrassé avec cette bouche-là, et je vous embrasserai peut-être encore, mon beau ténébreux ; et en vérité c’est une faveur dont vous n’êtes guère digne (ce que je dis n’est pas pour aujourd’hui, car vous êtes digne de tout) ; mais, pour ne pas parler toujours de moi, vous êtes, ce matin, d’une beauté et d’une fraîcheur nonpareilles, vous avez l’air d’un frère de l’Aurore ; et, quoiqu’il fasse à peine jour,