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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

ciété m’ennuie, mais m’arrache forcément à cette rêverie creuse dont je monte et je descends la spirale, le front penché et les bras en croix. — Aussi, depuis que le tête-à-tête est rompu, et qu’il y a du monde ici avec lequel je suis forcé de me contraindre un peu, je suis moins sujet à me laisser aller à mes humeurs noires, et je suis moins travaillé de ces désirs démesurés qui me fondent sur le cœur comme une nuée de vautours, dès que je reste un moment inoccupé. Il y a quelques femmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables et fort gais ; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui me charme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux ou trois jours ; — il m’a plu tout d’abord, et je l’ai pris en affection, rien qu’à le voir descendre de son cheval. Il est impossible d’avoir meilleure grâce ; il n’est pas très-grand, mais il est svelte et bien pris dans sa taille ; il a quelque chose de moelleux et d’onduleux dans la démarche et dans les gestes, qui est on ne peut plus agréable ; bien des femmes lui envieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu’il ait, c’est d’être trop beau et d’avoir des traits trop délicats pour un homme. Il est muni d’une paire d’yeux les plus beaux et les plus noirs du monde, qui ont une expression indéfinissable et dont il est difficile de soutenir le regard ; mais, comme il est fort jeune et n’a pas apparence de barbe, la mollesse et la perfection du bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunelles d’aigle ; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou en grosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. — Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé et marchant devant moi ! Quel dommage que ce soit un homme, ou quel dommage que je ne sois pas une femme ! — Cet Adonis, qui, à sa belle figure, joint