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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

suis tout surpris de ne pas avoir fait éclater son ventre quand elle me portait. Comment se fait-il qu’aucune de ses pensées, calmes et pures, n’ait passé dans mon corps avec le sang qu’elle m’a transmis ? et pourquoi faut-il que je ne sois fils que de sa chair et non de son esprit ? La colombe a fait un tigre qui voudrait pour proie à ses griffes la création tout entière.

J’ai vécu dans le milieu le plus calme et le plus chaste. Il est difficile de rêver une existence enchâssée aussi purement que la mienne. Mes années se sont écoulées, à l’ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et le chien de la maison. Je n’ai vu autour de moi que de bonnes têtes douces et tranquilles de vieux domestiques blanchis à notre service et en quelque sorte héréditaires, de parents ou d’amis graves et sentencieux, vêtus de noir, qui posaient leurs gants l’un après l’autre sur le bord de leur chapeau ; quelques tantes d’un certain âge, grassouillettes, proprettes, discrètes, avec du linge éblouissant, des jupes grises, des mitaines de filet, et les mains sur la ceinture comme des personnes qui sont de religion ; des meubles sévères jusqu’à la tristesse, des boiseries de chêne nu, des tentures de cuir, tout un intérieur d’une couleur sobre et étouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands. — Le jardin était humide et sombre ; le buis qui en dessinait les compartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapins aux bras pelés étaient chargés d’y représenter de la verdure et y réussissaient assez mal ; la maison de briques, avec un toit très-haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque chose de morne et d’assoupi. — Certes, rien n’était propre à une vie séparée, austère et mélancolique, comme une pareille habitation. Il semblait impossible que tous les enfants élevés dans une telle maison ne finissent pas par se faire