Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/157

Cette page a été validée par deux contributeurs.
151
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

laisser tomber à plat la pauvre charogne qu’elle fait tenir debout, et aller animer une de ces statues dont l’exquise beauté l’attriste et la ravit ? Il y a deux ou trois personnes que j’assassinerais avec délices, en ayant soin toutefois de ne pas les meurtrir ni les gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrer les âmes d’un corps à l’autre. — Il m’a toujours semblé que, pour faire ce que je veux (et je ne sais pas ce que je veux), j’avais besoin d’une très-grande et très-parfaite beauté, et je m’imagine que, si je l’avais, ma vie, qui est si enchevêtrée et si tiraillée, aurait été d’elle-même.

On voit tant de belles figures dans les tableaux ! — pourquoi aucune de celles-là n’est-elle la mienne ? — tant de têtes charmantes qui disparaissent sous la poussière et la fumée du temps au fond des vieilles galeries ! Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles quittassent leurs cadres et vinssent s’épanouir sur mes épaules ? La réputation de Raphaël souffrirait-elle beaucoup si un de ces anges qu’il fait voler par essaims dans l’outremer de ses toiles m’abandonnait son masque pour trente ans ? Il y a tant d’endroits et des plus beaux de ses fresques qui se sont écaillés et sont tombés de vétusté ! On n’y prendrait pas garde. Que font autour de ces murs ces beautés silencieuses que le vulgaire des hommes regarde à peine d’un regard distrait ? et pourquoi Dieu ou le hasard n’a-t-il pas l’esprit de faire ce dont un homme vient à bout avec quelques poils emmanchés d’un bâton et quelques pâtes de différentes couleurs délayées sur une planche ?

Ma première sensation devant une de ces têtes merveilleuses dont le regard peint semble vous traverser et se prolonger à l’infini, est le saisissement et une admiration qui n’est pas sans quelque terreur : mes yeux se trempent, mon cœur bat ; puis, quand je suis un peu