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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Oh ! que je souhaiterais la prendre en faute, lui trouver un tort ! comme j’attends avec impatience une occasion de dispute ! mais il n’y a pas de danger que la scélérate me la fournisse ! Quand, pour amener une altercation, je lui parle brusquement et d’un ton dur, elle me répond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeux si trempés, d’un air si triste et si amoureux que je me fais à moi-même l’effet d’un plus que tigre ou tout au moins d’un crocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui demander pardon.

À la lettre, elle m’assassine d’amour ; elle me donne la question, et chaque jour elle resserre d’un cran les ais entre lesquels je suis pris. — Elle veut probablement m’amener à lui dire que je la déteste, qu’elle m’ennuie à la mort, et que, si elle ne me laisse en repos, je lui couperai la figure à coups de cravache. — Pardieu ! elle y arrivera, et, si elle continue à être aussi aimable, ce sera avant peu, ou le diable m’emportera.

Malgré toutes ces belles apparences, Rosette est soûle de moi comme je suis soûl d’elle ; mais, comme elle a fait d’éclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donner aux yeux de l’honnête corporation des femmes sensibles le tort d’une rupture. — Toute grande passion a la prétention d’être éternelle, et il est fort commode de se donner les bénéfices de cette éternité sans en supporter les inconvénients. — Rosette raisonne ainsi : — Voici un jeune homme qui n’a plus qu’un reste de goût pour moi, et, comme il est assez naïf et débonnaire, il n’ose pas le témoigner ouvertement, et ne sait de quel bois faire flèche ; il est évident que je l’ennuie, mais il crèvera plutôt à la peine que de prendre sur lui de me quitter. Comme c’est une manière de poëte, il a la tête pleine de belles phrases sur l’amour et la passion, il se croit obligé, en conscience, d’être un Tristan ou un