Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/141

Cette page a été validée par deux contributeurs.
135
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

réflexions ; c’est après coup et en t’écrivant qu’elles me sont venues ; à cet instant-là, je n’étais occupé qu’à jouir, — la seule occupation d’un homme raisonnable.

Je ne te décrirai pas la vie que nous menons ici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans les grands bois, des violettes et des fraises, des baisers et de petites fleurs bleues, des goûters sur l’herbe, des lectures et des livres oubliés sous les arbres ; — des parties sur l’eau avec un bout d’écharpe ou une main blanche qui trempe au courant, de longues chansons et de longs rires redits par l’écho de la rive ; — la vie la plus arcadique qu’il se puisse imaginer !

Rosette me comble de caresses et de prévenances ; elle, plus roucoulante qu’une colombe au mois de mai, elle se roule autour de moi et m’entoure de ses replis ; elle tâche que je n’aie d’autre atmosphère que son souffle et d’autre horizon que ses yeux ; elle fait mon blocus très-exactement et ne laisse rien entrer ni sortir sans permission ; elle s’est bâti un petit corps de garde à côté de mon cœur, d’où elle le surveille nuit et jour. — Elle me dit des choses ravissantes ; elle me fait des madrigaux fort galants ; elle s’assoit à mes genoux et se conduit tout à fait devant moi comme une humble esclave devant son seigneur et maître : ce qui me convient assez, car j’aime ces petites façons soumises et j’ai de la pente au despotisme oriental. — Elle ne fait pas la plus petite chose sans prendre mon avis, et semble avoir fait abnégation complète de sa fantaisie et de sa volonté ; elle cherche à deviner ma pensée et à la prévenir ; — elle est assommante d’esprit, de tendresse et de complaisance ; elle est d’une perfection à jeter par les fenêtres. — Comment diable pourrai-je quitter une femme aussi adorable, sans avoir l’air d’un monstre ? — Il y a de quoi décréditer mon cœur à tout jamais.