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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Or, cette femme ainsi faite était à moi. — J’en faisais ce que je voulais ; j’avais la clef de sa chambre et de son tiroir ; je décachetais ses lettres ; je lui avais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C’était ma chose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela m’appartenait, j’en usais, j’en abusais. Je la faisais coucher dans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m’en prenait, et elle obéissait simplement et sans avoir l’air de me faire un sacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. — Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactement fidèle ; — c’est-à-dire que si, il y a six mois, au temps où je me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on m’avait fait entrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, j’en serais devenu fou de joie, et j’eusse envoyé mon chapeau cogner le ciel en signe de réjouissance. Eh bien ! maintenant que je l’ai, ce bonheur me laisse froid ; je le sens à peine, je ne le sens pas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doute souvent que j’en aie changé. — Je quitterais Rosette, j’en ai la conviction intime, qu’au bout d’un mois, peut-être de moins, je l’aurais si parfaitement et si soigneusement oubliée, que je ne saurais plus si je l’ai connue ou non ! En fera-t-elle autant de son côté ? — Je crois que non.

Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et, par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front de la belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancolique que jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup de minuit. — Elle fit un petit mouvement ; le sourire de sa bouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. — Je me déshabillai lentement, et, me glissant sous les couvertures, je m’étendis tout au long d’elle comme une couleuvre. — La fraîcheur de mon corps la surprit ; elle ouvrit ses yeux,