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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

chimère que vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. — Bien des chambrières ont profité de l’amour qu’inspiraient des reines. — Bien des femmes ont profité de l’amour qu’inspiraient des déesses, et une réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à l’idole idéale. C’est pourquoi les poëtes prennent habituellement d’assez sales guenipes pour maîtresses. — On peut coucher dix ans avec une femme sans l’avoir jamais vue ; — c’est l’histoire de beaucoup de grands génies et dont les relations ignobles ou obscures ont fait l’étonnement du monde.

Je n’ai fait à Rosette que des infidélités de ce genre-là. Je ne l’ai trahie que pour des tableaux et des statues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je n’ai pas sur la conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis, de ce côté, aussi blanc que la neige Yung-Frau, et pourtant, sans être amoureux de personne, je désirerais l’être de quelqu’un. — Je ne cherche pas l’occasion, et je ne serais pas fâché qu’elle vînt ; si elle venait, je ne m’en servirais peut-être pas, car j’ai la conviction intime qu’il en serait de même avec une autre, et j’aime mieux qu’il en soit ainsi avec Rosette qu’avec toute autre ; car, la femme ôtée, il me reste du moins un joli compagnon, plein d’esprit, et très-agréablement démoralisé ; et cette considération n’est pas une des moindres qui me retiennent, car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdre l’amie.


IV


Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, — oui, cinq mois, tout autant, cinq éternités que je suis le Céladon en pied de madame Rosette ? Cela est du dernier beau. Je ne me serais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je