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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

ment d’un autre, dans mon corps la douleur ou la jouissance d’un autre. — Je suis prisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible : le prisonnier veut s’échapper, les murs ne demandent pas mieux que de crouler, les portes que de s’ouvrir pour lui livrer passage ; je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre à sa place, et chaque verrou dans ses ferrures ; il m’est aussi impossible d’admettre quelqu’un chez moi que d’aller moi-même chez les autres ; je ne saurais ni faire ni recevoir de visites, et je vis dans le plus triste isolement au milieu de la foule : mon lit peut n’être pas veuf, mais mon cœur l’est toujours.

Ah ! ne pouvoir s’augmenter d’une seule parcelle, d’un seul atome ; ne pouvoir faire couler le sang des autres dans ses veines ; voir toujours de ses yeux, ni plus clair, ni plus loin, ni autrement ; entendre les sons avec les mêmes oreilles et la même émotion ; toucher avec les mêmes doigts ; percevoir des choses variées avec un organe invariable ; être condamné au même timbre de voix, au retour des mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles, et ne pouvoir s’en aller, se dérober à soi-même, se réfugier dans quelque coin où l’on ne se suive pas ; être forcé de se garder toujours, de dîner et de coucher avec soi, — d’être le même homme pour vingt femmes nouvelles ; traîner, au milieu des situations les plus étranges du drame de notre vie, un personnage obligé et dont vous savez le rôle par cœur ; penser les mêmes choses, avoir les mêmes rêves : — quel supplice, quel ennui !

J’ai désiré le cor des frères Tangut, le chapeau de Fortunatus, le bâton d’Abaris, l’anneau de Gygès ; j’aurais vendu mon âme pour arracher la baguette magique de la main d’une fée, mais je n’ai jamais rien tant