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Je m’arrêtai, consterné, retournant le corps doucement du bout de ma trompe ; il ne bougeait plus, ne respirait plus ; c’était fini. Mon pauvre mahout avait rendu le dernier soupir, si vite, presque sans souffrir.

Voilà donc ce qu’avait été pour lui la destinée !

Je le revoyais là-bas, à Bangok, me parlant gravement : « Devons-nous nous réjouir ou pleurer ?… » Hélas ! il était mort ; il n’avait plus ni larmes, ni joies !…

Mais autour de moi éclataient des cris de triomphe. Mon maître luttait encore.

— Prenez-le vivant ! criait du haut de son éléphant le maharajah. Il faut qu’il meure de la main du bourreau.

Je voulais m’élancer encore, mais je m’enchevêtrai les pieds dans des nœuds coulants qu’on m’avait lancés et que mes mouvements furieux pour me dégager serrèrent davantage. C’en était fait. J’étais pris, et mon maître avec moi.

Pauvre princesse Saphir-du-Ciel, qui, dans le palais désolé, se lamentait et pleurait, souffrant de l’angoisse, mille fois plus que nous du malheur ! C’était donc aussi, pour elle, la destinée ! J’entendais encore sa douce voix, me suppliant, m’adjurant de lui ramener l’époux bien-aimé. Et voilà ! Nous étions vaincus, prisonniers, et on lisait au prince enchaîné la sentence qui le condamnait à mourir, d’une mort honteuse, à l’aube du lendemain.

Moi, j’étais une valeur, je faisais partie du butin ; on n’en voulait pas à ma vie. Mais j’avais été si terrible dans le combat qu’on n’osait m’approcher.

Je réfléchissais de toute la puissance de mon faible esprit et je jugeai qu’il fallait paraître me soumettre. Je commençais à sentir la cuisson de mes blessures et la fatigue du combat ; mon lourd harnais de guerre me lassait beaucoup.

Je me mis à pousser des gémissements plaintifs, comme pour