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en découvrir d’autres, malgré les battues continuelles que l’on faisait dans les forêts. On disait que de grands malheurs menaçaient le royaume et votre arrivée a dû être une fête pour tout le pays.

— Pourquoi donc nous considère-t-on avec tant de respect ? demandai-je, qu’avons-nous d’extraordinaire ? Parmi les éléphants, au contraire, on semble nous mépriser.

— J’ai cru comprendre que les hommes, lorsqu’ils meurent, se transforment en animaux ; les plus nobles, en éléphants, et les rois, en éléphants blancs. Nous sommes donc d’anciens rois humains… Cependant, je ne me souviens pas d’avoir été ni roi, ni homme.

— Moi non plus, dis-je, je ne me souviens de rien. Mais alors, ce serait donc par jalousie que les éléphants gris nous ont en aversion ?

— Pas du tout, dit Prince-Formidable, ceux qui n’ont pas approché les hommes sont de vraies bêtes et ne savent rien. Ils croient que la couleur de notre peau vient d’une maladie et ils nous tiennent pour inférieurs à eux, tandis que cette particularité est au contraire un signe de royauté ; vous voyez que ce sont de vraies brutes.

J’admirais la sagesse et le savoir de mon nouvel ami, qui avait tant vécu. Je ne pouvais me lasser de l’interroger et il me répondait avec une complaisance inépuisable.

Je traduis aujourd’hui en paroles ce qu’il tâchait de me faire comprendre alors en le traduisant lui-même dans le langage très borné des éléphants ; il lui fallait recommencer maintes fois les explications et il ne s’impatientait nullement de mon ignorance, lui qui depuis longtemps comprenait la langue des hommes.

— Attention ! me dit-il tout à coup, en entendant une lointaine musique, voici les Talapoins qui viennent vous bénir.

Il s’efforça de me faire entendre ce que c’était que les Talapoins ; j’eus l’air de comprendre, par politesse, mais en réalité je n’avais rien compris, sinon qu’il s’agissait d’un honneur nouveau qu’on allait me rendre.