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dans des flammes. Elle me caressait, m’embrassait, sans s’inquiéter de toute cette salle qui la regardait… Et moi ! ce que j’éprouvais, un être humain ne pourrait pas l’exprimer… Et j’étais plus honteux que jamais des cris rauques, des piétinements sur place qui étaient mes seuls moyens de manifester un bonheur qui m’étouffait.

— Méchant ! méchant ! me disait-elle à demi-voix, tout près de mon oreille, tu as pu me fuir ainsi, m’abandonner dans un moment si grave de ma vie ? … J’ai bien vu que tu ne donnais pas ton consentement à ce mariage, tu lisais dans l’âme du prince sans doute et cette âme ne te plaisait pas. Certes, ta sagesse voyait juste, mais tu aurais dû, comme moi, te résigner et te soumettre au destin, au lieu de me quitter comme un ingrat, comme un jaloux… Car tu étais jaloux et j’ai lu la mort du prince dans tes yeux. Si c’est pour éviter un crime que tu t’es enfui de Golconde, je te pardonne, malgré le chagrin que tu m’as causé. Tu peux maintenant revenir avec moi, ajouta-t-elle : je suis veuve.

Certes, ce que je fis en entendant cette bienheureuse parole n’était pas convenable ; on m’a appris qu’il ne faut se réjouir de la mort de personne, mais je ne pus me contenir : je poussai des coups de trompette tellement vigoureux que presque tous les assistants s’enfuirent épouvantés, et je fis trois fois le tour de la piste au grand trot.

Le prince Alemguir et Saphir-du-Ciel étaient aussi dans la loge. Je ne les avais pas vus tout d’abord, aveuglé que j’étais de larmes et d’émotion. Ils avaient appelé auprès d’eux le directeur du Grand Cirque des Deux Mondes et je compris tout de suite que l’on traitait avec lui de ma rançon.

Il se montra à la fois digne et humble, devant le roi et la reine de Golconde et, avec beaucoup de loyauté, il déclara que je ne lui appartenais pas, que j’étais seulement engagé dans la troupe, avec mon maître actuel, et que, d’ailleurs, j’avais fait affluer tant de rou-