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le paradis perdu, à quoi bon prolonger le supplice ? J’étais décidé à m’enfuir de nouveau, à chercher dans les forêts solitaires le cimetière des éléphants et là, à me laisser mourir de faim, au milieu des ossements blanchis de mes pareils.

Oui, cette représentation serait la dernière.

Quand tous dormiraient je quitterais mon abri de planches, je traverserais à la nage l’étroit canal qui sépare l’île de Bombay du continent et j’irais chercher le lieu de repos où toutes mes peines mourraient avec moi.

J’étais si préoccupé par la détermination que je venais de prendre et par les réflexions que m’inspirait mon chagrin, que je fis à peine attention à l’agitation extraordinaire qui ce soir-là régnait parmi les artistes du Grand Cirque des Deux Mondes.

On rafraîchissait les costumes, on astiquait les accessoires, on répétait les tours, sus depuis longtemps, avec une ardeur peu commune, on cousait même, en toute hâte, une frange d’or à des draperies de velours rouge, pour un usage que je ne pus deviner.

La représentation commença beaucoup plus tard que de coutume. On la retarda autant que cela fut possible, malgré les trépignements d’impatience du public.

Lorsque je m’avançai sur la piste, je vis, juste en face de l’entrée, un grand espace séparé des places ordinaires par des cloisons peintes en rouge ; le devant de cette loge improvisée était orné de draperies frangées d’or, d’écussons aux armes d’Angleterre et de guirlandes de fleurs ; des fauteuils étaient disposés dans la loge.

Je compris que l’on attendait quelque personnage illustre, mais qu’il ne viendrait pas, sans doute, car la loge était vide encore et faisait un grand trou sombre au milieu des autres places qu’emplissait une foule compacte, aux toilettes claires et brillantes.

M. Oldham, en soupirant, me fit faire mes exercices et j’en étais au travail d’équilibre sur la sphère roulante, quand un mouvement