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et autres, le cœur saisi de crainte et d’angoisse, allèrent tous vers la grue et lui dirent :

— Mon amie, est-il quelque moyen de nous sauver ?

— Il y a, répondit la grue, pas trop loin de cet étang, un grand lac qui a beaucoup d’eau et est embelli de quantité de lotus. Quand même Pardjania, dieu de la pluie, reste vingt-quatre ans sans faire pleuvoir, ce lac ne se dessèche pas. Si donc quelqu’un de vous veut monter sur mon dos, je le porterai dans ce lac.

Or, les poissons eurent confiance en ce discours, ils accoururent de tous côtés, criant :

— Prends-moi, prends-moi ! … Moi d’abord ! moi d’abord !

La méchante grue les faisait monter sur son dos l’un après l’autre, allait vers un grand rocher situé à peu de distance, les jetait dessus et les mangeait selon son bon plaisir.

— Mon amie, c’est avec moi que tu as eu le premier entretien d’amitié, pourquoi me laisses-tu ici et emportes-tu les autres ? Sauve-moi donc la vie aujourd’hui.

La méchante grue, lorsqu’elle entendit cela, pensa : je suis dégoûtée de la chair de poisson ; aujourd’hui donc je me servirai de cette écrevisse comme d’assaisonnement. Et elle fit monter l’écrevisse sur son dos et se mit en route vers le rocher du supplice.

L’écrevisse vit de loin une montagne d’ossements sur le rocher ; elle reconnut les arêtes de poissons, et demanda à la grue :

— Mon amie, à quelle distance est ce lac ? es-tu bien fatiguée par mon poids ?

— Écrevisse, répondit la grue, comment peux-tu croire qu’il y a un autre lac ? Je l’avais inventé pour subsister. Maintenant donc, rappelle en ta mémoire ta divinité tutélaire, car je vais te jeter aussi sur ce roc et te manger.

Mais quand elle eut fini de parler, son cou tendre et blanc comme une tige de lotus fut saisi et serré par les pinces de l’écrevisse, si