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rires moqueurs qu’elle soulevait sur son passage, très-parée et le nez incandescent ; les trois demoiselles Lenoir, qui tenaient une librairie sur la place du Marché ; le docteur Dartoc, très-brun, les pommettes rouges, bien mis, empressé auprès des dames et gémissant sans cesse sur la vie de province ; les employés du télégraphe ; la femme du maire, le maire lui-même ; toute la société de la ville enfin. Les étrangers s’étaient peu dérangés, l’hôtel du Chariot-d’Or, l’hôtel du grand-Cerf n’avaient envoyé personne. On était venu de chez M. Duplanchet parce que c’était tout près. La famille américaine nouvellement arrivée, composée du père, de la mère, de deux filles et de trois garçons, tous ornés de mentons très-longs, était rangée sur une seule ligne, les enfants parlant très-haut dans la langue maternelle.

Lucienne était un peu en arrière, mais elle avait Adrien à côté d’elle, et elle n’eût pas donné sa place pour le fauteuil du président de la République.

Quelque chose était survenu entre eux qui avait rompu la glace. Ils se parlaient à demi-voix de choses insignifiantes, pour le plaisir de se parler tout bas. Une fois, Lucienne l’appela : « Mon sauveur ! »

— Est-ce un reproche encore ? demanda Adrien.

— Peut-être.

— Vous vouliez vous noyer ?

— Qui sait ? Pourquoi ne pas mourir lorsque la vie n’est pas telle qu’on la voudrait ?