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tout ébouriffés et qui semblaient poussiéreux, tenait les rôles de soubrette ou de grande dame indifféremment ; elle pouvait aussi chanter une petite romance dans les intermèdes ; elle s’appelait Marie Lepot. Ce nom était pour ses camarades une source inépuisable de plaisanteries ; elle vivait maritalement avec le père noble de la troupe, Bernard Chanoine. C’était un homme grand, gras et bonasse, malgré la brutalité de ses manières et les vibrations féroces de sa fois de basse. Il avait été, en Amérique, engagé avec d’autres par un imprésario qui les avait plantés là et laissés dans le pétrin. Bernard Chanoine en avait vu de toutes les couleurs, et, pour se consoler dans les mauvais pas, il avait coutume de dire : « C’était encore pis que cela en Amérique ! » Ce voyage lamentable était l’événement capital de sa vie, et il en racontait volontiers les péripéties. Le dernier membre de l’association était un petit être fluet, à figure de belette, que l’on avait surnommé Panurge, parce qu’il ressemblait à une illustration de ce personnage qui avait été longtemps collée à la vitrine d’un libraire, en face du théâtre, dans une ville où ils jouaient. En effet, ses cheveux longs et bouffants, sous la casquette sans visière qui semblait trop petite pour sa tête, sa vareuse courte, son pantalon vert bouteille très-collant, lui donnaient assez l’aspect d’une figure du moyen âge.

Aucun déboire ne pouvait tuer l’espérance dans cet esprit naïf et ardent. Sur une illusion qui s’écroulait il installait une chimère qu’il nourrissait de rêves