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Depuis que l’été était revenu, Stéphane organisait souvent des excursions en mer. On s’embarquait au soleil couchant, les soirs où la lune devait briller. M. Lemercier se plaçait au gouvernail ; Lucienne se couchait au fond de la barque, sur un tapis mis là pour elle ; Stéphane déployait la voile, et l’on partait. On courait vers la lumière à travers les lames douces qui roulaient la pourpre et l’or que le ciel leur jetait ; quelquefois on rejoignait an large les pêcheurs, on les aidait à tendre leurs filets, et l’on suivait les péripéties de leur pêche.

Bientôt les teintes chaudes de l’occident pâlissaient. Lentement la lune soulevait sa large face cuivrée au-dessus des falaises comme si elle eût voulu s’assurer que le soleil n’était plus là. Une lutte silencieuse s’établissait alors entre les deux lumières, l’une mourante, l’autre qui naissait ; et un instant elles se neutralisaient l’une l’autre. La mer s’assombrissait ; des gazes grises semblaient s’étendre sur le ciel ; la dernière rayure fauve persistant au bord de l’horizon se fondait, et la lueur bleue envahissait tout peu à peu, faisant courir sur l’eau un frisson froid. La lune montant vers le zénith laissait tomber son reflet sur les lames en gouttes lumineuses.

On se taisait, chacun suivant sa rêverie. Lucienne baignait son front avec délices dans la fraîcheur pure de la brise. Son regard courait jusqu’aux limites indécises de l’horizon, essayant de les franchir, comme si, au delà de cette ligne qui touche au ciel, s’ouvrait le port longtemps espéré. Sa pensée