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yeux la blessure que vous aviez faite à votre insu ? Sans cette folle émotion qui m’a trahi et vous a poussée à m’interroger, jamais, je vous le jure, vous n’eussiez soupçonné mon amour. J’aurais pu alors mériter de vous une tendresse fraternelle, occuper une place dans votre cœur, tandis qu’à présent, n’est-ce pas, vous n’aurez pour moi que de l’aversion et de la défiance ?

— Vous êtes cruel, Stéphane, dit Lucienne en lui prenant la main, je vous aimais avant de vous avoir vu, je vous attendais comme on attend un frère, et votre présence n’a fait qu’augmenter la sympathie que vous m’inspiriez. Et faut-il vous l’avouer pour vous ôter tout regret, ce que vous m’avez révélé m’a peut-être attachée plus fortement encore à vous. La victime a plus de pouvoir qu’elle ne le croit sur son bourreau involontaire, ce dernier ressent le contre-coup du mal qu’il a fait. C’est pourquoi chacune de vos douleurs trouve en moi son écho, et je suis résolue à adoucir autant que je pourrai votre peine, à vous guérir peut-être.

— Essayez, dit Stéphane en souriant.

M. Lemercier s’éveilla.

— Ah ! les étourdis ! s’écria-t-il en regardant la mer, ils n’ont pas pris garde à la marée, et nous voilà bloqués.

— Comment ! dit Lucienne, nous allons être obligés de rester là ?

— Le flot nous chasserait bientôt d’ici ; mais, pour