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lit comme une barre de fer au feu, je croyais voir votre visage me regardant par la vitre du hublot. J’essayai de lire, votre nom luisait entre toutes les lignes. Je devenais irritable, mauvais ; je m’emportais pour un rien ; et je commençai à craindre de passer pour fou aux yeux de mes hommes. Combien de fois ne leur avais-je pas commandé des manœuvres incompréhensibles, voulant vous passer sur le corps, voir votre image broyée par le navire ? Puis, brusquement, il se fit en moi un changement complet. Je renonçai à toute résistance, et je m’abandonnai entièrement à cette passion impérieuse. Ce cher fantôme, au lieu de le fuir, je le cherchai alors, accoudé au bastingage ; je me penchai vers lui, lui disant mille tendresses, lui demandant pardon de l’avoir maltraité. Je gagnai une sorte de calme à ne plus me révolter contre la fatalité, et je goûtai une joie amère à m’envelopper de ce rêve sans but, à ne vivre qu’en lui. J’espérais en mourir. Quand la tempête se déchaînait, je concevais un espoir sauvage, je parlais à l’ouragan, l’encourageant, l’excitant ; heureusement, il couvrait ma voix. Mais la pensée inquiète de mon père bien-aimé m’arrivait à travers l’espace, je songeais à la vie de mes hommes, dont j’étais responsable, et je faisais mon devoir. Voilà comment j’ai vécu, depuis sept mois, avec ce cher et cruel souvenir qui ne s’est pas un seul instant éloigné de moi. Pour la première fois, en arrivant ici, la joie de revoir mon père me fit sortir de la torpeur où j’étais plongé, et, depuis