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amené là parce que je devais vous voir, que vous étiez sans nul doute le but de ma vie, ma récompense, ma souffrance et ma joie. Ma résolution fut bientôt prise ; je voulus savoir qui vous étiez, m’efforcer de vous plaire, et de devenir, ce soir-là même, votre fiancé. J’avais, comme vous voyez, la plus grande confiance dans la destinée. Je commençai aussitôt les négociations. Vous dansiez d’un air de tristesse et de lassitude ; votre cavalier était un jeune homme de F…, Max Dumont, je ne pus donc pas vous inviter. Mais je vous avais vue parler à une jeune fille, et j’invitai cette personne qui devait vous connaître. Elle était votre intime, à ce qu’elle me dit. Elle prononça une fois votre nom qui ne surprit nullement mon oreille ; il me sembla que je le savais déjà. Mais, avec un regard plein de malice, comme si elle répondait à ma pensée, elle me dit : « Elle est belle, n’est-ce pas ? Pourtant, ne la regardez pas trop, elle est fiancée. » Ce fut une douleur atroce, et cependant tout espoir ne m’abandonna pas : vous n’étiez pas mariée, peut-être n’aimiez-vous pas celui qu’on vous destinait. Hélas ! je vous vis un instant après au bras de ce fiancé, et je me sentis perdu. Il était beau, fier et grave ; vous leviez vers lui des regards pleins de soumission et de tendresse. Bientôt je vous vis quitter le bal, et il vous suivit.

— Oui, dit Lucienne qui s’arrêta, perdue dans ses souvenirs, je souffrais ; à bout de force, j’abandonnais la lutte, lorsqu’une inspiration suprême est venue, qui m’a sauvée.