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nouveau pilote, qui remplaçait celui qui est mort du typhus pendant la traversée, connaissait mal ces parages ; il nous a jetés sur un banc de rocher, et une voie d’eau s’est déclarée. Nous nous sommes tirés de ce mauvais pas et nous sommes arrivés à Brest en assez piteux état. Nous avions déjà essuyé une forte bourrasque dans le golfe de Gascogne, et le navire avait eu des avaries ; cependant je ne croyais pas qu’il fût sérieusement endommagé. Mais en le mettant à sec, on s’est aperçu que sa cuirasse était comme fêlée d’un bout à l’autre, et l’on commence à désespérer de lui. En tous cas, s’il se rétablit, sa convalescence sera longue.

— Un malheur heureux ! s’écria M. Lermercier ; je vais donc te voir un peu autrement que par la pensée. J’en ai assez de vivre ainsi privé de toi. Comprends-tu, Lucienne, continua-t-il, à quel point j’aime cet enfant ? Sa mère est morte peu après sa naissance, j’ai donc été en même temps sa mère et son père. J’étais âgé déjà quand il est venu, je n’espérais plus d’enfant, et je ne pouvais croire à mon bonheur. Dès son berceau, il me fit son esclave ; dès qu’il eut l’âge de raison il se fit le mien ; et ce fut un singulier combat entre nous. Je crois que jamais deux êtres ne se sont aimés comme nous nous aimons. Et pourtant notre vie se passe loin l’un de l’autre ! Ah ! pourquoi ai-je ambitionné pour lui des grades, de la gloire, des croix ? Je l’aimais tout autant sans cela.

— Tu sais, père, dit Stéphane, si tu le veux,