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de verve, qu’elle l’écoutait par instant, les lèvres entr’ouvertes, tout entière à ce qu’il disait.

Il riait de tout. À l’entendre, rien n’était plus comique que de manquer de vivres et d’eau, sous un ciel étouffant, dans une atmosphère empestée par une épidémie ; d’être surpris la nuit par une tribu sauvage ; de se sentir à moitié égorgé, et de se battre furieusement dans des flots de sang, à travers la plus profonde obscurité. Il avait une façon si bizarre de présenter les événements les plus tragiques, qu’on était forcé d’en rire avec lui.

Bernard interrompait son service pour écouter son jeune maître avec une béate admiration.

— Allons ! ne parle pas tant, dit à la fin M. Lemercier, tu ne fais pas la moindre attention à mon dîner, que la cuisinière a préparé cependant avec autant de soin que s’il avait dû être mangé par un amiral.

— Comment ! je ne fais pas honneur au repas ! s’écria Stéphane, je mange comme un ogre !

— C’est-à-dire que tu avales tout sans discernement, comme un requin qui engloutit avec le même enthousiasme des perdreaux truffés, de la ferraille ou de vieilles bottes ! Je parie que je t’embarrasserais beaucoup en te demandant de quoi se composait le dîner.

— Il y avait beaucoup de choses excellentes, dit Stéphane.

— Oui, c’est cela ! et quel vin bois-tu depuis un instant, comme si c’était l’eau claire des fontaines ?