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Lucienne était pâle d’inquiétude.

— On ne trompe pas l’œil exercé d’un marin, voyez-vous, reprit-il en appuyant ses deux mains sur sa canne ; j’y vois la nuit dans l’obscurité comme les chats. Vous avez compté avec hardiesse, et sans doute avec raison, sur la myopie de tous les gens d’ici qui vous ont regardée en effet avec leur vue trouble. Mais moi je vous ai reconnue.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Lucienne en mettant ses mains sur son visage.

— Pourquoi cet effroi, mon enfant ? dit le marin avec douceur, croyez-vous que je vais abuser de cette découverte ? J’ai deviné, je crois, une partie de la vérité. Vous m’avez intéressée d’abord, puis je vous ai admirée. Mais j’ai vu bientôt se lever autour de vous les têtes de vipère de la médisance ; j’ai vu votre chagrin et votre courage et mon vieux cœur s’est serré en songeant à votre isolement au milieu de cette horde d’oisifs envieux, à votre faiblesse, aux larmes solitaires que vous devez verser. Et moi qui aime assez, comme les anciens chevaliers, à secourir les faibles, je me suis dit : Allons ! et me voilà. C’est on renfort qui vous arrive, ma fille ; l’acceptez-vous ?

Et il lui tendit sa large main.

Lucienne saisit la main que lui tendait cet ami inespéré et la baisa avec un sanglot, sans pouvoir parler.

— Allons, pas de faiblesse ! dit le vieux marin en secouant la main de la jeune fille, maintenant que