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D’ailleurs, son attitude était peu faite pour encourager les soupirants. Droite sur sa chaise, derrière la table de bois noir où étaient éparpillés les fleurs et les rubans, ne tournant jamais la tête, le visage pâle et sévère, elle avait quelque chose de monacal, un aspect glacé qui eût arrêté les aveux sur les lèvres les plus insouciantes. Elle sentait qu’elle était le point de mire de tous les regards, que toutes tes curiosités étaient éveillées sur son compte ; mais elle se disait que cela passerait, et que sa conduite irréprochable finirait bien par lui gagner l’estime des honnêtes gens.

Malgré son courage et sa volonté, malgré les consolations que lui apportait l’aspect du pays qu’elle aimait, bien des heures accablantes passaient sur Lucienne. La solitude l’écrasait parfois. Elle n’avait personne à saluer au réveil ; jamais visage humain n’échangeait un sourire avec elle. Elle avait peine à avaler le frugal repas qu’elle prenait seule, en toute hâte, dans l’arrière-boutique, et la journée lui semblait d’une longueur interminable.

Pourtant ses nuits étaient plus douloureuses encore. Elle n’était pas maîtresse de ses rêves ; la nature semblait vouloir défaire la nuit ce que la volonté de la jeune fille avait fait le jour, et lui faire reperdre le terrain qu’elle avait gagné. Bien rarement l’être adoré qui emplissait ses veilles, et que chaque soir elle espérait voir en songe, paraissait dans les scènes qui emplissaient son sommeil. Ce qu’elle voyait, c’était, au contraire, les figures