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jet, il ne restait plus qu’une vingtaine de personnes.

Le grincement des cordes sur le chêne du cercueil, lorsqu’on le descendit dans la fosse, faillit arracher un cri à Lucienne. Il lui semblait si bien que c’était elle qu’on enterrait que la première poignée de terre jetée sur la bière lui parut rebondir sur son cœur, et qu’elle se boucha les oreilles pour ne plus entendre.

Bientôt tout le monde s’en alla ; il ne resta plus qu’un fossoyeur, qui jeta quelques pelletées de terre, puis s’éloigna à son leur, laissant près de la tombe sa veste et sa pelle.

Alors Lucienne s’approcha et jeta ses fleurs sur le cercueil encore visible.

— Ces couronnes sont pour toi, Marie, murmura-t-elle ; pauvre douce fille, victime innocente, qui n’as eu de la vie que les épines et qui méritais les roses. S’il existe une justice hors de ce monde, si la mort n’est pas décevante, que de bonheur t’est dû après ton humble et douloureuse existence ! Merci, douce amie de mon enfance ; tu m’as rendu, sans t’en douter, le plus grand des services, et jamais mon cœur ne t’oubliera. Mais loi, ma mère, ajouta-t-elle avec un éclair de colère dans les yeux, mon ressentiment contre toi est trop profond pour que je puisse jeter des fleurs sur les dépouilles. Je t’en veux de m’avoir mise au monde ; je t’en veux de m’avoir faite ce que je suis. Vois ce que j’ai dû faire de l’enfant que tu as conçue, je l’ai tuée, engloutie dans l’oubli. Je mets sur elle la pierre d’un sépulcre ;