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n’avait pas réussi à l’avoir avec sa dot, il n’était nullement condamné à vivre avec elle. Il l’abandonna, et en la quittant lui apprit par une lettre qu’elle n’avait aucun droit sur lui, ne s’étant mariée qu’à l’église, et devant un coquin d’accord avec lui, qui avait joué le rôle du consul de France. Ma mère devint à moitié folle ; son amour s’écroula, frappé de la foudre. Elle était déshonorée, seule, sans ressources, dans un pays étranger, sur le point de devenir mère. Vous devinez, Adrien, que je suis née de ce crime. Je devais avant tout vous révéler cette tache de ma naissance.

— Et qu’importe cela ! s’écria le jeune homme ; me croyez-vous capable de vous rendre responsable d’une faute commise avant que vous soyez au monde ? Nous cacherons ce détail à ma mère, voilà tout. Continuez.

— La malheureuse femme, après plusieurs mois de maladie, pendant lesquels elle fut soignée par la charité publique, se décida à écrire à sa mère : « Je mourrais avec joie si j’étais seule, disait-elle, mais je me dois à l’enfant que je porte dans mon sein. » On vint la chercher immédiatement, et tout lui fut pardonné. Mais elle n’osa jamais avouer qu’elle n’était pas mariée, par honte d’abord, et puis par la crainte qu’on ne voulût lui faire épouser cet homme que maintenant elle exécrait. Elle traîna sa vie comme un boulet pesant ; morne, solitaire, haïssant les hommes. Moi seule je la rattachais à l’existence ; elle avait reporté sur moi toutes les affections fer-