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à lutter ? Moi du moins je n’y ai pas songé. Existe-t-il donc des êtres capables de faire face à la destinée, de triompher, de rester debout ? Comment ! il aurait fallu habiter une chambre sans tapis, meublée en acajou, se vêtir de laine, manger du bouilli ? Non, pas même cela : sans abri, en haillons, en savates, errer le long des rues à la recherche d’un morceau de pain. Et mendier, c’est défendu !

Un jour, elle dit brusquement à Jenny :

— Que ferais-tu, toi, si tout à coup tu te trouvais sans parents, sans amis, sans argent ?

— Quelle horreur ! s’écria Jenny, où vas-tu chercher de pareilles idées ?

— Réponds-moi, je t’en prie.

— Eh bien, je travaillerais.

— À quoi ?

— À quoi ? Je ne sais pas trop. À l’aiguille ; j’irais en journée.

— Si tu n’avais pas d’ouvrage ? Si on ne te trouvait pas assez habile ?

— Je me ferais bonne d’enfants, femme de chambre.

— Si les femmes ne voulaient pas de toi, te trouvant trop jolie ?

— Ah ! tu m’ennuies ! s’écria Jenny. S’il m’était impossible de gagner ma vie, j’irais me jeter à l’eau.

— Mais si, là, continua Lucienne, tu trouvais un homme t’offrant la fortune et le bien-être, à la condition que tu feindras de l’aimer, que ferais-tu ?

— Je sauterais encore plus vite dans la rivière,