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sur un fumier. Je laissais flotter mes yeux, fatigués et troublés, sur ce monstrueux ramas de têtes, de torses et de membres désordonnés, fourmillant dans la poussière et la fumée, lorsqu’il se fit à l’une des portes un mouvement qui annonçait un nouvel épisode à ce sauvage poëme.

Deux Arabes entrèrent dans la cour, traînant par les cornes un mouton qui résistait beaucoup, et arc-boutait désespérément ses pattes contre terre pour ne pas avancer. On eût dit qu’il pressentait son sort ; son grand œil bleu pâle, fou de terreur, se dilatait prodigieusement et jetait alentour des regards vitrés qui n’y voyaient pas ; ses narines camuses distillaient une mousse sanguinolente, et tout son corps tremblait comme la feuille ; quoique personne ne l’eût touché, il était déjà mort pour ainsi dire.

À la vue du mouton, une clameur assourdissante, un hourra frénétique sortit de toutes ces poitrines, où il ne semblait devoir plus rester que le souffle ; un pareil hurlement doit jaillir d’une fosse aux ours où il tombe un homme.

Les aïssaoua se jetèrent sur la pauvre bête, la renversèrent, et, pendant que les uns lui maintenaient les pattes, malgré ses tressaillements et ses faibles ruades