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LES DANSEUSES JAVANAISES
ET LE GAMELAN-GŒDJIN


À la dernière Exposition universelle, en 1889, toute la ville fut véritablement éprise des danseuses javanaises, de ces hiératiques bayadères, échappées du harem, dont le sultan de Djogyakarta avait bien voulu entre-bâiller la porte, et qui évoluaient, mystérieuses et graves, dans cette cité, clôturée de paille, édifiée par la Hollande.

Le Tout-Paris artiste surtout ne se lassait pas du spectacle. On se retrouvait au Kampong javanais presque chaque jour, et, on se saluait avec des sourires complices, on se serrait pour ajouter des places autour des petites tables, où la mousse des bocks se fanait, où des sorbets fondaient sous les cuillers distraites. Et à n’en plus finir, on écoutait l’insaisissable musique, on contemplait les étranges jeunes filles, frottées de safran, la danse mystique, ensorcelante, qui finissait par engourdir comme des passes magnétiques : Elle berçait l’esprit dans des voiles de rêve, traversé parfois comme de confuses réminiscences d’une vie antérieure, poignantes, presque douloureuses, à force d’être fugitives. Aussi, de tous les chefs-d’œuvre, de toutes les merveilles qui illustrèrent l’Exposition dernière, ce que le souvenir, avec l’illogisme de la passion, a gardé le plus fidèlement, c’est la vision bizarre et séduisante de ces frêles danseuses ; chacun y repense avec un peu de l’alanguissement que cause un regret d’amour. C’est la fleur grisante, au parfum tenace, conservée entre les feuillets de la mémoire, le fragile pétale qui survit, seul, au splendide été.